Pendant la Révolution

Benon pendant la grande Révolution par E. With ancien vicaire de Saint-Laurent

Echo paroissial du Médoc n° 6 et 7 de juin juillet 1931

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Antoine Lassale. Jusqu'en 1790, nous possédons très peu de données sur sa vie et sa personne. Pour une existence humaine, ce sont souvent les évènements qui, traînant l'homme sur le forum des affaires, en font sa célébrité et conservent ainsi son nom dans les annales de l'Histoire.

Monsieur Lassale fut un héros assez triste et ses prouesses sans gloire, inscrites sur quelques feuilles jaunies et à moitié dévorées par l'humidité, coïncident avec le grand bouleversement de l'ordre social et religieux dont la répercussion se fit sentir jusqu'au petit coin de Benon. Je parle à dessein du petit coin, puisque Benon n'étendit sa juridiction que sur les villages de Sénajou, de Devidas et de Pudos.

Antoine Lassale naquit le 13 août 1722, nous ignorons le lieu de sa naissance comme celui de ses études. Destiné au sacerdoce, il fit des études sérieuses, preuve : il décrocha le bonnet carré à quatre cornes des docteurs en théologie. Nous trouvons son nom plus tard sur les registres des Trinitaires de Saint-Laurent. Fut-ce en cette qualité qu'il desservait la cure de Benon, ou avait-il quitté, pour une raison légitime, sa communauté avant la dissolution du couvent, le 5 mai 1792 ? Nous n'en savons rien. Une chose est certaine, c'est que M. Lassale eut le titre de curé de Benon en 1776, date de la bénédiction de la grosse cloche. Lui-même déclare devant l'assemblée communale qu'il fut curé congruiste de Benon, qu'il posséda en cette qualité une maison curiale, composée de deux chambres, d'une cuisine, avec dépendances, grange et écurie, entourée d'un très mauvais jardin, qu'il toucha la somme annuelle de 550 francs pour sa portion congrue de la part de M. le Bailly de la Tour, seigneur de Quentin, le commandant du Temple de Bordeaux.

Les temps héroïques commencent pour M. le Curé lorsque le tocsin du grand chambardement réveille de sa torpeur le tranquille paysan de Benon. L'histoire de M. Lassale est un peu l'histoire de Benon pendant la Révolution de 1789.

Le 11 février 1790, M. le Curé a été nommé par le suffrage unanime pour présider l'assemblée qui devait choisir dans son sein des dignitaires capables de constituer la nouvelle municipalité. Tous les assistants prêtèrent serment "de maintenir de tout leur pouvoir la constitution du royaume, d'êtres fidèles à la nation, à la loi et au roy et de choisir les plus dignes de la confiance publique, etc." Voici les noms des dignitaires issus de cette assemblée : M. Antoine Lassale, maire, élu à la pluralité des voix, 29 sur 30 votants ; Jean Picq, procureur de la commune et appelé plus tard "agent national" ; Jean Martin, premier officier municipal ; Jean Barraut, second officier municipal ; Pierre Moreau, Raymond Bosc, Jean Castaing, Valentin Loubaney, Raymond Thomas et Pierre Bosc, notables de la commune. La fonction de secrétaire fut confiée à M. le Curé, puisqu'il n'y avait personne capable de remplir convenablement cette charge.

Il va sans dire que les réunions se tinrent à l'église, faute de local convenable, au son de la cloche, ordinairement à l'issue de la messe paroissiale, à laquelle tous les habitants se rendaient. Ces assemblées étaient assez fréquentes, car pour toute bagatelle le président a dû convoquer la communauté des citoyens en vertu des principes démocratiques, voire de la participation du peuple au gouvernement pour bien tromper la masse des naïfs, hier comme aujourd'hui. Pour donner à ces délibératons populaire un cachet de solennité, on inventa la comédie des serments. Certes, l'Assemblée Nationale de Versailles savait bien prendre la population religieuse de France pour l'enchaîner par ce moyen au nouveau régime despotique et draconien.

Le jour même de l'élection des fonctionnaires de la commune, tous jurèrent solennellement de remplir avec zèle et courage les fonctions civiles et politiques dont ils sont chargés.

Le 21 février 1790, la garde nationale, une vingtaine d'hommes, et tous les habitants de la paroisse prêtèrent le serment civique entre les mains de M. Lassale, curé et maire de Benon.

Les officiers municipaux invitèrent, le 28 novembre 1790, M. le Maire à se conformer à la loi du 24 août 1790 qui vise les évêques et les curés du royaume. Avant la messe paroissiale, en présence de toute la paroisse, M. Lassale, sans hésitation, adhère par un serment à la Constitution civile du clergé. Par cet acte public et solennel, le curé de Benon devint prêtre schismatique puisqu'il admettait un régime religieux contraire aux conceptions traditionnelles de l'Eglise catholique romaine. L'a-t-il fait par conviction ou par crainte de perdre les avantages matériels et la protection du gouvernement accordée aux prêtres jureurs ou par précaution de se mettre à l'abri des mouchards engagés et soldés qui rôdaient autour des citoyens pour sonder la sincérité de leur conviction politique ?

Le 14 juillet 1791, le maire réunit autour de lui les fonctionnaires communaux pour qu'ils promettent par foi du serment "de défendre au péril de la vie la constitution du royaume et de la défendre de tout leur pouvoir et enfin d'être obéissants à la nation, à la loi et au roi". Ne faut-il pas admirer le courage viril qui gonflait les poitrines de ces braves benonais ?

Le 14 septembre 1791, "Jeanne", de sa voix d'airain, appelle, du haut du clocher, les paroissiens à l'église, à une messe solennelle, suivie du chant du Te Deum, pour rendre grâce à Dieu de ce que le roi a accepté la nouvelle constitution du royaume pour la paix et la tranquillité du pays. Le soir, à 7 heures, par ordre du sous-préfet de Lesparre, le maire fit allumer un feu de joie et chaque habitant brûla une chandelle sur sa fenêtre pour marquer l'allégresse qui devait animer tous les vrais citoyens français.

Le 6 octobre 1791, grand rassemblement des citoyens pour entendre, dans l'église, la lecture de la nouvelle constitution dont la ratification royale fut si joyeusement fêtée grâce au zèle patriotique du maire.

M. Lassale, à la suite d'un nouveau scrutin, doit céder sa place de maire à M. Antoine Guthier, élu par 19 voix sur 24 votants, le 13 novembre 1791.

Le 4 septembre 1792 eut lieu une revue exceptionnelle de la force armée de Benon par le nouveau maire. La vaillante garde nationale, coiffée de bonnets de nuit, se transporte avec leur capitaine, François Loubaney, et leur lieutenant, Pierre Barraut, au "champ de la Fédération", peut-être dans une clairière d'un bois, pour jurer une fois de plus "de maintenir la liberté et l'égalité et de mourir en les défendant."

Les registres de l'état-civil furent, comme on sait, une invention de la Révolution avec la création des municipalités. Jusqu'alors, ce fut le curé qui enregistrait dans chaque paroisse les évènements relatifs à tout paroissien. Dorénavant, cette fonction incombait à l'officier municipal. A cet effet, le maire demande à M. Lassale de lui rendre les livres paroissiaux. M. le Curé remit donc, le 15 novembre 1792, à l'agent national les six volumes de registres, datant de 1703 à 1792. M. Gauthier les fit transporter dans le lieu des séances du conseil municipal.

Quel fut ce lieu des réunions ? Était-ce dans la maison du maire ou dans un local spécial ? Tout laisse supposer qu'on eût désaffecté à cet effet la chapelle de Sainte Catherine, la sacristie actuelle.

Une nouvelle élection municipale remue à nouveau les habitants paisibles de Benon. M. le Curé est nommé président de l'assemblée communale qui tint ses assises dans l'église, le 9 décembre 1792. Voici le résultat que révèle le scrutin : Gauthier Antoine est réélu maire par 20 voix sur 24 votants, Jean Picq, de Sénajou agent national ou "mouchard officiel" qui avait à veiller sur l'exécution des innombrables décrets qui envahissaient les communes de France comme une nuée de sauterelles.

Pour bien prouver le dévouement sincère au nouveau régime, il fallut consentir à quelques lourds sacrifices. Le fisc insatiable prélevait une grosse part sur le bétail, les troupeaux, les produits de la maigre terre sablonneuse et les pins. L'impôt foncier fut fixé par des commissaires choisis par l'assemblée communale. Tout le monde subit cette saignée insolite sans bouger, car les nouveaux citoyens émancipés devaient donner des marques palpables de leur patriotisme républicain et de leur loyauté civique.

La paroisse fut contrainte également de mettre sur l'autel de la patrie des objets de valeur. Entre autre, le conseil fit descendre du clocher une cloche de 192 livres pour la faire conduire, le 2 octobre 1793, à l'Hôtel de la Monnaie de Bordeaux. Benon ne gardait que le bourdon jusque vers la deuxième moitié du XIXème siècle.

Le 30 vendémiaire, l'an 2 de la Répulique, une et indivisible, l'agent national comble de reproches les municipaux qui ont laissé mourir l'arbre de la Liberté, triste symbole des ardeurs républicaines de nos braves Benonais ! Pris de peur et de remords, le conseil décrète la plantation d'un nouvel arbre.

Plus que jamais, le citoyen français fut tenté de transgresser les multiples lois et décrets qui naissaient comme les champignons après la pluie. Où mettre alors les délinquants de Benon ? M. Picq, "l'oeil de la Loi", invite le maire à trouver une chambre afin de pouvoir y enfermer les fauteurs contre le droit commun. Dans la séance du 1er floréal de l'an 2, le conseil installe la prison dans la chapelle de Sainte Catherine.

A cette même réunion, l'agent national s'élève avec acrimonie contre l'abus d'accumuler las charges par un seul individu. Républicains purs, écoutez ce républicain intégral ! M. Lassale, en effet, a été nommé officier municipal et désigné en même temps comme secrétaire. Ah ces curés ! Il fallait donc renoncer à une fonction, coûte que coûte. Sachant bien que personne autre que lui ne pouvait faire la comptabilité de la mairie, le "citoyen" Lassale garda résolument la charge d'officier municipal et se fit prier ensuite par les édiles de Benon d'assumer malgré tout la fonction de greffier.

M. Picq, le "mouchard national", fait du zèle républicain dans Benon. Le curé le gêne. Mais à Versailles, on forge des armes diaboliques contre les prêtres. Des lois draconiennes contre le clergé de France ont sévi avec une rigueur et une sauvagerie inouïes, qui, jusqu'à présent, n'ont trouvé leur égal que dans les méthodes de persécution satanique, employées par le Guépéou et la tschéka soviétiques russes et le gouvernement communiste du Mexique. Pour anéantir l'église catholique, l'Assemblée nationale, inspirée par les francs-maçons, les huguenots et les jansénistes, inventèrent en 1790 la constitution civile du clergé. Cependant la plupart de nos prêtres voulurent plutôt mourir dans la misère ou sur l'échafaud que de se séparer de Rome. Le décret du 21 octobre 1793 condamne les prêtres non jureurs à mort. M. Lassale, qui était un sermenté, pouvait rester à son poste. Mais la haine du prêtre ne s'arrêtait pas là. Les sanguinaires de la Terreur résolurent d'extirper du sol de France tous ces "ennemis du régime". A cet effet, la Convention nationale donna aux prêtres sermentés la possibilité de se déprêtriser. Le prêtre qui déposait ses Lettres d'Ordination sur le bureau d'une Assemblée officielle quelconque fut considéré par les autorités civiles comme étant dépouillé de son caractère sacerdotal. Grave erreur !!! C'est ce que fit M. Lassale pour sauver sa vie, le 21 prairial de l'an 2. Plus tard, il prit soin d'effacer sur les actes officiels les déclarations compromettantes où il fit l'abdication de ses fonctions de prêtre catholique. Pour son excuse, nous admettons volontiers que ce lâche personnage a agi sans conviction, puisque sa signature porte toujours les initiales de "prêtre". En plus, le 3 thermidor, an 3, M. Lassale, "prêtre sermenté" se propose "d'exercer le ministère du culte connu sous la dénomination catholique (??) dans l'étendue de cette commune" et reçoit sur demande l'acte de sa soumission aux lois de la République.

M. Lassale, désormais "prêtre de Benon", a donc, en face de ses paroissiens fait preuve de bon républicain possédant le plus "pur civisme". On nomme ce "grand et inébranlable patriote républicain" adjoint au nouvel agent national qui est Pierre Barraut.

A partir de 1795, nous n'avons plus de documents sur M. Lassale. Dans la mémoire des paroissiens de Benon, il passe pour un homme de grande bonté qui distribua tout son bien à ses ouailles. Certaines familles possèdent encore aujourd'hui des morceaux de terre de M. le Curé reçus à titre de donation et dont la provenance est authentiquée par des actes notariés.

Le prêtre jureur rétracta ses erreurs et devint curé concordataire avec le bénéfice de la paroisse de Benon. M. Lassale mourut le 5 octobre 1806 dans sa 85ème année.

                                                                                                                                     

 

 

 

 

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